Origine et idées de base de l’Education nouvelle
http://www.cemea.asso.fr/spip.php?article8544
http://www.cemea.asso.fr/spip.php?rubrique670
Éducation toujours nouvelle succède à l’histoire du mouvement de l’Éducation nouvelle en France que nous a conté laurent Gutierrez pendant trois ans et dont on peut poursuivre la lecture sur le site1. Cette nouvelle rubrique proposera la découverte ou peut-être la relecture de textes fondamentaux, certains très anciens d’autres pas, parus dans la revue Ven dont Gisèle de Failly définissait ainsi le programme dans le premier numéro, en avril 1946 : « l’éducation nouvelle veut une ambiance, une attitude, une recherche ». Le premier texte que nous avons choisi pour raconter l’histoire des idées et des pratiques pédagogiques des Ceméa, est paru dans les numéros 362 (avril 1982) et 363 (mai 1982) il s’agit de notes prises par Gisèle de Failly lors de deux regroupements d’instructeurs des délégations régionales des Ceméa de Marseille et de Créteil. La fin de cet article paraîtra dans le numéro d’octobre de Ven.
Les notes qui suivent ne sont ni un exposé, ni une étude du sujet proposé. Mais étant donné que les principes de l’Éducation nouvelle sont souvent pris comme référence de notre action, un certain nombre d’instructeurs ont souhaité un rappel de quelques-unes de ses idées de base, non pas conçues comme éternelles, mais comme origine du mouvement pédagogique né il y a déjà longtemps, au début de ce siècle.
Ce mouvement a évolué, mais certaines idées restent fondamentales, on les retrouve toujours, même si, sous d’autres influences, elles ont été temporairement dénaturées, oubliées ou contestées. Leur justesse est confirmée par les découvertes actuelles des psychologues. Ce sont elles dont nous reconnaissons la vérité dans l’action et qui forment les fils conducteurs de notre pédagogie.
J’avais proposé comme titre à ces réflexions « L’Éducation nouvelle aujourd’hui » et je me suis dit qu’un autre titre aurait été possible : « L’Éducation nouvelle en devenir » ou « L’Éducation nouvelle en mouvement ». En effet, quand on parle d’un mouvement déjà ancien, on peut se demander s’il n’a pas vieilli. Or, les fondateurs de l’Éducation nouvelle ont eu, dès l’origine, ce souci de souligner que leurs réflexions, les idées auxquelles ils aboutissaient, étaient valables fondamentalement, qu’elles étaient non seulement susceptibles de progresser et de s’enrichir, mais qu’il était indispensable et inévitable qu’elles se transforment.
On ne peut passer sous silence le nom de Freud
Évidemment, depuis le début de ce siècle, quantité de gens ont travaillé dans de nombreux domaines (biologie, médecine, psychiatrie, éducation proprement dite, pédagogie, ce qui serait un peu la théorie de l’éducation), si bien qu’aujourd’hui des progrès considérables sont intervenus dans la connaissance des enfants. Il y a aussi des changements apportés de l’extérieur qui, quelquefois, créent des remises en question ; il est intéressant de savoir si nous sommes capables de les accepter, de les assimiler ou de les contester et si elles apportent un progrès dans quelque ordre que ce soit.
Parmi ces apports, bien qu’il ait toujours refusé de se considérer comme un pédagogue et ait été totalement extérieur à ce mouvement, on ne peut passer sous silence le nom de Freud né en 1856, c’est-à-dire avant les fondateurs de l’Éducation nouvelle, dont le génie précurseur domine la pensée pédagogique contemporaine. Pour bien comprendre l’Éducation nouvelle, il faut en quelques mots la replacer dans un contexte historique, dans une perspective, et voir comment ce mouvement s’est créé. Des gens qui réfléchissaient sur le problème de l’enfant se sont trouvés dans des écoles, ou le plus souvent avec des enfants dits alors « arriérés » (on les appellerait aujourd’hui « inadaptés ») et vers la même époque, des gens différents, dans différents pays, se sont posé un peu les mêmes problèmes. Articles de journaux, écoles expérimentales, petits groupes (qu’on appellerait groupuscules)... ont finalement constitué un mouvement.
Ce mouvement est né en Italie avec Maria Montessori, en Amérique avec John Dewey, par exemple, en Angleterre, en Belgique, avec Decroly (né comme Maria Montessori en 1871), en Allemagne, en Suisse, avec des psychologues, comme Claparède.
J’ai parlé de pays étrangers, mais la France y fut bientôt représentée et, en particulier, par Henri Wallon, grand psychologue, à l’époque encore jeune, par d’autres encore. Toutes ces personnes se sont connues, comme on se connaissait alors c’est-à-dire beaucoup moins facilement qu’aujourd’hui, alors que paraissent beaucoup plus de revues, qu’il y a des congrès, qu’existent les émissions de la télévision... mais ils se sont rencontrés, connus, appréciés, si bien qu’ils ont éprouvé le besoin de créer, à Genève, une ligue : « la Ligue internationale pour l’Éducation nouvelle ». Celle-ci a vu le jour en l92l.
Les pionniers de l’Éducation nouvelle ont eu l’idée d’observer les enfants
Ces psychologues se sont intéressés aux problèmes de l’enfant. On sait que l’enfant a été longtemps dans notre civilisation non seulement méconnu, mais ignoré en tant qu’enfant. L’enfant, c’était celui qui devait devenir un adulte reproduisant les « meilleurs » adultes de la société ; il n’y avait pas pour l’enfant de liberté, il n’y avait pas la liberté du développement de ses potentialités, mais déjà le modèle de l’adulte qui se présentait devant lui, modèle qu’il devait autant que possible reproduire. Les pionniers de l’Éducation nouvelle se sont trouvés face à des enfants, et ont eu l’idée de les regarder, de les observer : ils se sont rendu compte que pour cela il fallait que les enfants soient libres, parce que s’ils étaient soumis à toutes les contraintes que nous connaissons (l’école, l’horaire, l’adulte qui est toujours là), ils verraient des individus déformés, leur idée de l’enfance serait faussée ; ils ont donc observé, mais ils ont voulu délibérément faire une observation de caractère scientifique, objective, comme un naturaliste observe les insectes, les fleurs. Ce mouvement a pris naissance vers le début du siècle ; à l’époque il y avait déjà eu un très grand mouvement, très important, une vingtaine d’années plus tôt : la création, en France, de l’école publique. En 1881-1882, l’enseignement est devenu obligatoire, puis gratuit, pour tous les enfants, puis, plus tard, en 1886, laïque, c’est-à-dire assuré par des laïques et non par des religieux ; c’était le fruit d’une lutte extrêmement dure car jusque-là, l’enseignement n’était pas public, il était laissé au désir de ceux qui voulaient créer des écoles et pouvaient le faire, c’étaient en très grande majorité des religieux. L’enseignement depuis des siècles était assuré par le clergé dont les membres donnaient une éducation marquée par leurs propres croyances, qu’ils essayaient de transmettre aux enfants, afin qu’ils deviennent des citoyens comme eux attachés à la religion. La loi allait donc imposer l’obligation scolaire pour tous les enfants. L’école devait les recevoir quelle que soit leur origine sociale, être accueillante à toutes les familles politiques et à toutes les croyances, religieuses ou non. La tolérance, fille du Siècle des Lumières, devait être son fondement, l’école serait laïque. C’est ce que stipulait la loi de 1886.
A cette époque des écoles se sont construites dans toutes les communes, c’est-à-dire dans environ 36 000 communes en France et vous connaissez ces écoles : la mairie encadrée par l’école de garçons et l’école de filles. Cette institution s’est mise en place en quelques années, et en même temps, les « lois Ferry » avaient stipulé que l’Etat se réservait la formation des futurs enseignants. Or, c’était absolument nouveau, car jusqu’ici la formation était celle des séminaires, la formation des prêtres.
L’école comme une libération pour les enfants
Il y avait très peu de laïques qui enseignaient et ce mouvement a été un combat sévère, ainsi qu’en témoignent les discours prononcés à l’époque à la chambre des députés, donnant lieu à des luttes locales très importantes. Mouvement de masses et également mouvement social : les fondateurs de l’école publique ont vu l’école comme une libération pour les enfants, et ont pensé que si les enfants savaient lire, écrire, compter, ils allaient être capables de lire les journaux, de lire les livres, d’écrire, donc de communiquer, et aussi de compter, donc d’être indépendants. Quand on n’a aucune instruction, on dépend complètement des forces extérieures : les créateurs de l’école publique ont pensé, grâce à elle, faire une révolution. Ils ont pensé que les enfants sachant lire, donc susceptibles d’apprendre, allaient être des éléments de contestation et de transformation de la société. En général (je pense à Jules Ferry, à Jean Macé, qui étaient socialistes, mais non des socialistes révolutionnaires) ils n’envisageaient pas une révolution au sens où nous pouvons l’entendre. C’étaient des réformistes, qui pensaient par ce moyen réformer la société, mais ils n’avaient pas l’idée d’en saper les bases, c’est-à-dire qu’ils ne pensaient pas à une transformation complète des valeurs sociales. Ils pensaient qu’il y aurait toujours des gens soumis, dépendants d’une autre classe, et ils trouvaient que cet état de fait était tellement installé (d’ailleurs il existe encore, avec des modifications, mais enfin il existe) qu’il durerait, mais se modifierait et progresserait. Ils ont donc surtout eu le souci de dispenser certains apprentissages de base : lire, écrire, compter. Quant à apprendre à parler, c’est un autre problème. Car pour cela il faut que des gens vous écoutent, et l’éducation telle qu’elle était conçue à l’époque n’avait pas prévu qu’on écouterait les enfants, mais que le maître parlerait et distribuerait la parole. C’était une éducation de masse et elle ne s’est pas vraiment souciée de la psychologie de l’enfant alors très peu connue et reconnue, c’est pour cela que j’ai fait ce rappel, car les pionniers de l’Éducation nouvelle ont vu la question tout autrement et cette différence de point de vue a créé des incompréhensions.
Situer résolument l’Éducation nouvelle dans une perspective sociale
Les créateurs de l’Éducation nouvelle étaient souvent des médecins, particulièrement des psychiatres et des psychologues, et le souci social ne les préoccupait pas au premier chef ; l’Éducation nouvelle devait pour eux satisfaire, l’enfant et les besoins de l’enfant ; d’ailleurs une formule a fait fortune, mauvaise fortune, parce qu’elle est employée « à tout bout de champ » ; les fondateurs de l’Éducation nouvelle ont dit que l’éducation devait avoir pour but le plein épanouissement des facultés de l’enfant. Vous connaissez cette formule. C’est un ronron ; actuellement on la trouve dans tous les textes, mais si on comprenait son sens réel, on entendrait que l’école doit écouter l’enfant, ses besoins, et leur apporter la satisfaction nécessaire. Vous voyez que c’est différent du but principal que s’était donné l’école publique, à savoir procurer des apprentissages et former un citoyen, le meilleur citoyen possible, pourvu des qualités reconnues alors comme les meilleures. En réalité, à la fin du XIXe siècle, c’était la religion qui dictait et exprimait la morale et quand on lit les textes, on s’aperçoit que la morale dite laïque (le mot « Dieu » remplacé par « le Bien », le mot « Péché » remplacé par « le Mal » ou « le Mauvais ») ressemble beaucoup et inévitablement à la morale religieuse.
Il est bien évident que religion et civilisation se confondent, qu’on ne peut pas d’un coup introduire d’autres valeurs que celles qui existent depuis 2 000 ans et dont, sur cette planète, de très nombreux peuples sont imprégnés. Quand on lit les livres de morale de notre enfance (mon enfance n’est pas la vôtre, mais avaient-ils progressés de votre temps ?), ils reviennent toujours aux valeurs de la peine au travail, de la récompense, de l’effort, de la famille idéalisée, de la patrie, de la sobriété, de la résignation, de la compétition (les grandes valeurs de la religion), auxquelles ils ajoutaient la tolérance et il y avait une différence très grande entre ces conceptions et celle de l’Éducation nouvelle qui se plaçait hors de la morale traditionnelle et valorisait la liberté de l’initiative, de la création, de l’expression, l’importance de l’affectivité, la construction de la personnalité par l’individu lui-même, dans son milieu de vie. Les écoles qui résultaient de ces deux conceptions ne pouvaient être que totalement différentes. Beaucoup d’enseignants (au niveau des déclarations syndicales du moins) se sont longtemps méfiés de l’Éducation nouvelle parce qu’elle n’avait pas eu un impact social suffisant. Cependant, de grands éducateurs, tel Decroly, de grands savants, tels Wallon et Langevin, l’ont résolument placée dans une perspective sociale, mais cette préoccupation est venue un peu plus tard. A l’origine, l’Éducation nouvelle a surtout mis l’accent sur l’éducation de la personne, du développement de la personne.
Développer la personne et éducation de masse
Les Ceméa ont eu, et ont, un mérite dont ils ne se sont pas toujours rendu compte : entre le point de vue d’une instruction de masse et le point de vue de la personne, ils ont fait une sorte de jonction ; dès leur origine ou très près d’elle, alors qu’ils étaient tout jeunes, en septembre 1944, lorsque l’association s’est reconstituée et qu’on a senti qu’il y avait un très grand intérêt pour les colonies de vacances, et aussi pour le travail que nous avions pu faire auparavant, nous avons eu la vision d’un mouvement important, qui aurait un but non seulement pédagogique, mais social. Nous ayons pu relier ces deux idées, l’idée psychologique, personnelle, et l’idée sociale ; en philosophie, le mot « dialectique » est très employé.
La « dialectique » c’est la création d’une idée nouvelle à partir de deux idées préexistantes. Il y a la thèse, l’antithèse et le mouvement de l’esprit qui crée la synthèse. Je crois que nous avons pu réaliser cette synthèse entre l’Éducation nouvelle à son origine, c’est-à-dire le développement de la personne et une éducation de masse ouverte à tous qui met en relief la dimension sociale de l’éducation. Freinet a eu ce même objectif, pédagogique et social. Il a créé un mouvement fondé sur les principes de l’Éducation nouvelle, dont les membres sont des maîtres de l’enseignement public qui mettent en action ces principes dans le plus grand nombre d’écoles primaires possible. Ce mouvement a connu l’expansion que l’on sait. Certains d’entre nous, parmi les enseignants, ont souffert de ce que, par exemple, les syndicats ne nous comprenaient pas toujours, car ils ne voyaient que les buts premiers de la création d’une école publique qui leur semblaient toujours valables et suffisants et ils ne comprenaient pas pourquoi on voulait transformer l’enseignement officiel.
L’Éducation nouvelle n’a pas pu pénétrer dans l’école, ou très peu. Bien sûr, des gens de valeur, vous connaissez tous ceux qui ont travaillé avec Freinet, avec les Ceméa, et bien d’autres, ont réussi des expériences, mais elles sont restées souvent isolées* et il y a eu méfiance à leur égard, parce qu’elles ne se rattachaient pas assez directement au mouvement de l’école publique. On comprend que l’Éducation nouvelle ait été suspecte, parce qu’un certain nombre de ses idées allaient tout à fait à l’encontre des idées habituellement reçues. Ainsi, elle a donné dès le début une grande place à la création, à l’expression, à des activités comme le dessin, la peinture, les poèmes écrits par des enfants, sans parler des jeux dramatiques, des marionnettes, du chant... Or, c’était contradictoire avec l’idée première qui était celle des apprentissages ; l’Education Nouvelle voulait montrer que tout cet aspect d’activités libres de création, de travail en groupe, c’était aussi des apprentissages. Or, par rapport à la notion scolaire d’apprentissage, et au souci, que l’on comprend très bien, de faire sortir toute une classe d’enfants, majoritaire, de l’ignorance, il semblait que toutes ces activités-là n’étaient pas capitales pour conquérir une place sociale ; elles apparaissaient comme des arts d’agrément ou comme des activités fantaisistes.
Quand les bâtiments s’opposent au changement
L’Éducation nouvelle a dû se défendre beaucoup contre cette accusation d’amateurisme et d’ignorance des problèmes principaux, et la défense contre ces accusations, et bien d’autres, a pu amener les tenants de l’Éducation nouvelle à l’isolement, à une défense d’autant plus absolue de leurs positions qu’elles étaient mises en doute par leurs détracteurs ; du coup, la jonction avec d’autres était plus difficile. C’est de l’histoire, mais cela permet d’éclairer les difficultés de l’Éducation nouvelle à s’imposer. Bien sûr, il y a eu d’autres obstacles, comme ces écoles de communes (mairie-école de garçons-école de filles). Ces trois bâtiments, côte à côte, ont donné l’image de ce qu’était et devait être l’instruction, l’éducation, et aussi le maître ; ils représentaient une certaine conception de l’éducateur.
Aujourd’hui, on tente de briser cette image, on sait qu’il faut que les enfants puissent travailler à plusieurs, qu’ils doivent pouvoir se déplacer, consulter des documents (le travail par groupes libres a été proposé par Roger Cousinet dès 1921) et ce n’est pas très compatible avec les écoles, telles qu’elles ont été construites. Les enfants doivent pouvoir sortir de l’école, aller si possible dans la campagne, dans la nature, dans la ville. Ce sont des idées actuelles, mais les bâtiments eux-mêmes s’opposent au changement. Vous vous rappelez les pupitres vissés au sol pour que les enfants ne puissent pas bouger. C’est bien contraire à l’éducation d’aujourd’hui ! Quantité de détails plus ou moins importants figeaient cette éducation première et l’empêchaient d’évoluer. L’architecture s’inscrit non seulement dans les murs, mais dans la vie, et on est ensuite esclave pendant des années.
Le plein épanouissement de l’enfant
La finalité de l’éducation, que j’appellerai traditionnelle, bien qu’à l’époque elle ait été nouvelle, était au fond une finalité de reproduction et aussi une finalité de conservation. L’école, et c’est une des idées qui est maintenant beaucoup plus répandue et beaucoup mieux comprise qu’elle ne l’était à l’époque, l’école a toujours dans toutes les sociétés cette fonction de conservation, de recherche de la stabilité. Lorsque l’enseignement s’inscrit dans une politique d’État, celui-ci n’a évidemment pas pour espoir que les enfants formés par cet enseignement le contestent et entrent en lutte avec lui. Par conséquent, son intérêt est toujours de créer une école qui va conserver la société telle qu’elle est. Donc, la finalité de l’éducation traditionnelle était de créer un citoyen et de conserver la société. Et la finalité de l’Éducation nouvelle c’est d’épanouir les enfants et, j’ai rappelé l’expression « le plein épanouissement de l’enfant », mais quand on dit le plein épanouissement de l’enfant, cela signifie qu’il y a quelque chose de général dans l’être humain et dans les enfants, et qu’on ne peut pas développer seulement son intelligence comme on l’avait pensé autrefois en enseignant le calcul, la lecture... On peut apprendre le calcul et la lecture d’autres manières, aujourd’hui, on a compris que l’enfant est une globalité et que tout acte, que l’on croyait uniquement intellectuel, met en jeu non seulement son intelligence, mais aussi son affectivité, son corps, sa relation avec les objets, l’adulte, les autres, sa relation avec le milieu matériel et le milieu humain. Une des idées maîtresses de l’Éducation nouvelle comme de la psychologie actuelle c’est que quand on touche à quelque chose chez l’individu, on touche à l’être tout entier.
Ainsi, au moment où un enfant apprend sa table de multiplication par coeur, l’affectivité est en jeu parce qu’il peut être dans une atmosphère de confiance, de bien-être, de sécurité, ou bien il peut être sous la menace d’une punition s’il n’a pas bien compris ou s’il n’a pas appris, ou encore il peut attendre la récompense qu’il aura chez lui s’il sait, la punition s’il ne sait pas. Il peut avoir peur, ou éprouver d’autres sentiments, si bien que dans l’acte le plus banal l’affectivité joue un rôle essentiel. On peut dire la même chose pour les adultes.
Bien évidemment, l’école étant à l’époque où nous nous plaçons très systématique, le maître tout puissant, les enfants acceptant son autorité, l’affectivité était en quelque sorte masquée par cette autorité et cette obéissance. Le mot lui-même n’existait pas dans le sens que nous lui donnons. Les éducateurs qui travaillaient dans l’esprit de l’Éducation nouvelle, en donnant la liberté aux enfants, ont tout de suite observé qu’ils avaient des besoins affectifs beaucoup plus grands qu’on ne le pensait. Le « chagrin d’enfant » est tout aussi important qu’un chagrin d’adulte. Ils ont observé, dans les écoles nouvelles, le lien considérable entre les problèmes affectifs et le développement intellectuel ; lorsqu’on disait il y a seulement vingt-cinq ans aux parents que pour apprendre à ne plus faire de fautes d’orthographe il fallait s’occuper des problèmes que l’enfant avait dans sa vie quotidienne et familiale, ceux-ci ne comprenaient guère. Quand je dis vingt-cinq ans, ce n’est peut-être pas juste, car les premières cliniques psychologiques d’enfants étaient créées à Vienne et en Angleterre déjà avant la guerre de 1939, et on s’y est rendu compte que le développement affectif avait un rôle considérable dans le développement intellectuel. D’ailleurs on sait bien que la plupart des adultes auraient pu être plus intelligents, plus créateurs et plus capables qu’ils ne le sont devenus, mais ils ont subi dans leur enfance des événements qui laissent des traces indélébiles, il y a eu des arrêts, des blocages, des régressions. Toute l’éducation consiste à les découvrir.
Le premier des besoins affectifs de l’enfant c’est d’être aimé par sa mère, par son père, par les autres, c’est ce qui lui donne sa sécurité, et on le sait de plus en plus avec les petits enfants (la question des jeunes enfants de moins de trois ans est très étudiée actuellement) ; on se rend compte que ce besoin d’amour des enfants est capital et que sous des formes différentes, naturellement, il se retrouve tout au long de l’existence. Je crois d’ailleurs que l’idée de la persistance des besoins est acquise et qu’elle ne l’était pas tellement si on se reporte en arrière.
Les enfants comme les adultes, ont besoin de sécurité, et s’ils vivent dans l’insécurité leur personnalité est perturbée et leur développement en pâtit. En ce qui concerne les jeunes enfants, un psychologue anglais, Winnicott, a beaucoup étudié cette période, et parle de « mère suffisamment bonne » ; l’expression paraît curieuse parce qu’on se dit qu’une mère doit être aussi bonne que possible, mais d’après Winnicott, elle ne devrait pas être « trop bonne » car si elle répond à tous les désirs de son enfant et qu’elle est toujours là, l’enfant ne peut pas faire l’expérience de ce qu’est la frustration, or il faut qu’il apprenne à se passer de sa mère ; il faut qu’elle ait le courage par moments, et avec tout le tact nécessaire, d’avoir avec lui un désaccord, un conflit. Cette idée de la nécessité du conflit, de la frustration, est déjà ancienne, mais elle a fait l’objet de nombreux travaux, elle a été observée et analysée et on en reconnaît l’importance, à condition naturellement que l’amour et la confiance soient toujours présents ; or, lorsqu’on est en face d’enfants, ou d’adultes (en centre de vacances, en stage, en classe) on est souvent tenté de perdre confiance, de juger les autres sur des actes superficiels et d’oublier, ne serait-ce qu’un instant, leur valeur profonde. L’éducateur peut et doit s’éduquer lui-même à avoir envers les enfants une confiance inaltérable. C’est de cela qu’ils ont besoin.
Respecter l’autre, c’est discuter au risque de créer le trouble chez lui
L’enfant éprouve, nous l’avons dit, le besoin d’être reconnu, ce qui n’était pas tellement fréquent autrefois. On considérait un peu l’enfant comme un objet. L’adulte était celui qui a tous les droits sur l’enfant. Le père décide du métier, envoie l’enfant en pension s’il l’estime nécessaire ou « bon pour lui ». Aujourd’hui, les choses ne se passent pas ainsi. Les enfants donnent leur avis sur ce qui les concerne, ils ont beaucoup plus de liberté. Reconnaître l’enfant, le respecter est un des principes de l’Éducation nouvelle. Respecter ses besoins de mouvement, qui sont ignorés dans l’école traditionnelle, ses besoins d’action, d’activités. Respecter tous les enfants. Et là vient une idée extrêmement importante, c’est l’acceptation de tous les enfants. On est porté, quand on a des enfants qui « réussissent » bien, ou qui sont particulièrement gentils, faciles, agréables, à s’intéresser davantage à eux, or il y a pour l’éducateur une question d’égalité dans son attitude qui est très difficile et je crois que c’est un des aspects de la laïcité qui dépasse le sens qu’on lui donne habituellement.
À partir de là, on peut se demander si le respect que nous devons aux enfants doit être passif ou interventionniste, c’est-à-dire si nous devons respecter à tout prix les opinions qu’ils véhiculent (malgré eux) ou bien si, dans le cas où nous estimons que ces opinions sont fausses ou dangereuses, nous pouvons intervenir – je pense à des enfants Nord- Africains qui ont certaines idées sociales avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord, comme l’idée de la femme qui est tout à fait différente de celle qui est en progrès chez nous. Est-ce que devant des enfants, sous prétexte de les respecter, on ne peut aborder de tels sujets, ou bien est-ce les respecter que de les discuter pour essayer de leur faire comprendre, au risque de créer le trouble peut être chez eux, peut-être dans leur famille, peut-être d’être mal compris... Voilà une situation qui est très difficile à tenir ; on ne peut pas donner de règles, de conseils, c’est un problème qu’il faut qu’on se pose, et qu’on se pose aussi dans les stages. Jusqu’à quel point respectons-nous nos stagiaires et jusqu’à quel point avons-nous le droit d’aller contre leurs idées pour défendre les nôtres ? On peut défendre certaines idées de toute manière parce qu’elles sont vraiment universelles, d’autres peuvent être plus spécifiques, il faut alors se poser des questions ; notre attitude doit tenir compte des problèmes que l’on va susciter et que l’on va avoir à régler ou à laisser sans solution. Naturellement, quand on dit respect de l’enfant, respect du stagiaire, on pense respect de l’homme en général et souvent une question aussi est posée, de savoir si nous devons accorder le même respect à des hommes dont les opinions ou les actions sont méprisables. Devons-nous respecter l’homme qui est en eux et qui, à un moment, a accompli un acte à notre avis grave ? Ce respect dû aux enfants (comme aux stagiaires dans les stages) est d’autant plus important que nous avons des stagiaires ou des enfants de toutes origines et ce brassage qui nous semble si riche et socialement si important, n’est pas sans poser beaucoup de problèmes à la conscience de l’éducateur.
Siège national Ceméa - Association Nationale
- 24, rue Marc Seguin 75883 Paris cedex 18
- Tél. : 01 53 26 24 24 Fax : 01 53 26 24 19
Les principes qui guident l’action des Ceméa
Depuis leur création, les Ceméa s’appliquent à provoquer un double courant de réflexion comprenant nécessairement :
- une approche théorique qui permet de conceptualiser des pratiques pour les placer dans un espace de réflexion favorable à la confrontation des idées, associé à la recherche pédagogique,
- une approche pratique qui consiste à mettre en œuvre des idées et à en évaluer les effets dans les différents domaines d’activités des Ceméa. Dans ce processus dialectique, les interventions des Ceméa impliquent une démarche qui associe forcément et la détermination de faire, d’expérimenter, et le souci constant de réfléchir sur leurs propres pratiques.
Nessun commento:
Posta un commento